Naissance
par
Charles AUDE
« Anormal ». Marie
ne savait pas dix jours auparavant ce que ce mot signifiait et cela lui aurait
été bien égal si quelqu’un ne lui avait fait remarquer cette lacune. Après
tout, ce n’était pas la seule enfant de ce village qui ne fréquentait pas
longtemps ni assidûment l’école. Déjà en 1709, deux ans après le passage des
troupes du Prince Eugène, un rapport du conseil de communauté constatait l’état
« crasseux » de
l’instruction des habitants.
La vie
aurait donc pu continuer pour elle et pour toutes les autres femmes enceintes
de la région ainsi qu’à l’ordinaire si cette épidémie bleue ne s’était pas
manifestée.
Pour la
troisième fois dans l’hiver, une fille du Village avait mis au monde un enfant
qui était mort dans les trois jours. Outre son caractère magique, le chiffre
trois avait ici valeur de diagnostic opéré par la sage-femme préposée aux
accouchements et aux enterrements. Il avait en effet semblé nécessaire de s’en
référer à celle qui donnait la vie pour trouver les causes de la mort. Le
rapprochement des deux extrémités rendait presque naturel le commentaire que
l’intéressée elle-même n’aurait pas su fournir au moment de la naissance.
Mme
Vidal - c’était le nom de cette femme de paysan plus agile de ses mains que
d’autres femmes de son âge et de son gabarit- continuait d’exercer malgré
« l’accident » survenu lors des obsèques du père Jean l’année
précédente.
Ce
brave père Jean élevait des vers à soie, c’était son métier et sa passion en
même temps. Or, l’époque n’était déjà plus très brillante pour une telle
activité et l’on avait vu les éleveurs se joindre aux manifestations hors des
crises viticoles qui avaient secoué le département. On disait même que le père
Jean était le premier socialiste du Village.
Sa mort
subite mais plutôt tranquille -on l’avait retrouvé après sa sieste sous un
mûrier, peut-être avait-il trop mangé ?- avait en tout cas fort ému tout
le Village et, comme il n’avait rien fait de plus répréhensible que tous les
autres chrétiens, le curé se prépara à l’enterrer avec les honneurs du ciel.Or, voilà que Mme Vidal était intervenue en prétendant
que telle n’était pas la volonté de Monsieur Jean qui lui avait toujours confié
son indubitable incrédulité en Dieu.
Que
venait faire l’accoucheuse dans cette affaire ? La mort était naturelle,
il n’y avait rien à interpréter, en tout cas rien qui la concernât.
Ce fut
donc un rassemblement ordonné des partisans et des adversaires des obsèques
religieuses qui se produisit, avec, il faut le dire bien que cela n’eût pas pu
faire de doute, une victoire des partisans du curé. Le Village n’était pas prêt
pour la « Séparation ».
Il n’en
fut pas tenu rigueur à Mme Vidal de son ingérence, ne serait-ce que parce
qu’elle était effectivement irremplaçable par ses dons manuels. L’hiver présent
lui donnait donc matière à réflexion.
Au
premier décès, l’explication était aisée : le père abusait des bienfaits
de l’alcool qui avait pour lui valeur de compagnon, puisqu’il travaillait aux
carrières et descendait chez lui seulement en fin de semaine pour assister à la
messe avec sa femme et ses enfants. Demandait-il au Seigneur de bénir celui
qu’il avait fait la nuit précédente à sa femme ? Il avait alors
probablement oublié cette fois-là, à moins que le créateur ait voulu lui
signifier qu’il y en avait assez comme cela.
Le
second enfant trouvé mort dans son lit après trois jours d’agonie par la mère
Jeanne (ainsi appelait-on Mme Vidal lorsqu’on voulait mettre en avant les
doutes que l’on pouvait ressentir sur ses capacités) posait déjà d’autres
questions. Les parents cette fois étaient sains, ainsi l’attestait de part et
d’autre une éducation parfaite donnée par des ascendants en mal d’élévation
sociale. On prenait juste ce qu’il
fallait de « remontant »
lorsqu’il faisait froid et le tabac servait à donner une odeur aux veillées de
lecture près de la cheminée. Pas d’abus donc, et pourtant, le petit Edouard qui
était né la veille de
Le
chiffre n’était pas assez élevé pour que cela puisse constituer une série, mais
il inquiétait tout de même.
Il
fallut attendre quinze jours pour que les autorités commencent à s’affoler et
demandent à la mère Jeanne son opinion. Un troisième enfant était mort dans des
circonstances semblables aux deux précédentes, et ici l’accoucheuse préposée
aux pompes funèbres ne pouvait pas se prononcer car les parents étaient à peine
arrivés. Elle ne pouvait que s’en tenir à l’opinion générale qui leur trouvait
un air un peu louche. Forcément, ils ne parlaient ni ne comprenaient un seul
mot de ce patois provençal utilisé ici quotidiennement.
« Anormal ».
Tout cela apparaissait bien anormal car des décès identiques avaient été
relevés dans les villages voisins depuis l’épiphanie où une petite fille de
trois jours avait rendu l’âme à Signes avant d’être suivie par sa mère qui en
était à son dixième accouchement. Il était donc normal que celles qui
attendaient un enfant ne se sentent pas rassurées.
Marie
avait tant rêvé depuis six mois à cet être qu’elle portait en elle. Pierre
l’embrassait sur le ventre en lui promettant –c’était aussi son plus grand
désir à lui- que ce serait un garçon. Un fils aîné était attendu, on avait même
calculé que le baptême se faisait aux « Escruvieilles », la
propriété des parents de Pierre qui lui avait été laissée à l’occasion de son
mariage, pour faire démarrer ce nouveau foyer.
Fallait-il
sacrifier tout cet espoir à cette maladie anormale qui rendait le rêve vain et
presque meurtrier tant semblaient grandes les souffrances des nouveau-nés
atteints de ce « mauvais mal » ?
Marie
vécut très difficilement le dernier mois de sa grossesse. Il n’y eut plus de
baisers de Pierre ni de projets. L’été arrivait à son apogée et risquait de
générer le malheur.
Le 23
juillet, après une valse rapide sur la place du Village, alors que la
population avait adressée à Saint Christophe ses vœux de prospérité avant les
récoltes, Marie accouchait d’Etienne, qui ouvrait dès le matin ses oreilles au
chant des cigales.
A la
fin de l’été, Pierre emmenait son fils à la ville pour le présenter à son frère
Michel qui offrait à son neveu une médaille de Saint Pierre en lui
disant : « Tiens, Pitchoun, qu’elle te protège de la
faim, du froid et du feu ».
La
dernière protection était usuelle dans notre Village depuis l’incendie qui
avait ravagé les pentes du Faron. C’était sous l’Empire et le grand père
d’Etienne y avait péri.
On ne
parla pas des trois enfants morts cet hiver.